1. Marcher sur les chemins du silence
C'est une étrange invitation que de convier à se promener
sur les chemins du silence. En effet, quelle drôle d'idée à notre époque où on
privilégie le bruit et l'agitation. Notre instinct grégaire nous pousserait plutôt à
marcher comme les moutons au sein d'un troupeau en quête de dépaysement, ou comme des
montagnards à l'assaut du sommet qui mène vers le calme:
La santé étant plus et mieux que l'absence de maladie, le silence est plus et mieux que
l'absence de bruit. Il n'est pas un luxe réservé aux moines qui se retirent dans la
solitude de leur couvent, ou le sort peu enviable des malades que nous rappellent les
panneaux: "Silence, hôpital". |

|
Le silence est une nécessité aussi vitale pour nous que l'air que nous
respirons ou que le pain que nous mangeons. Nécessité d'ordre psychologique et
physiologique: il nous faut aménager un temps de repos, un lieu de silence pour le corps
et l'esprit, afin nous désintoxiquer des bruits qui nous assaillent, afin de nous
retrouver nous-mêmes, pour rencontrer notre créateur au jour qu'il nous a fixé pour
cela, pour redécouvrir les sons et les couleurs...
Le voyage dépend bien sûr de l'état de forme dans lequel nous nous trouvons: il se peut
que nous soyons fatigués parce que les situations sont bloquées ou que
les coups de sort trouvent un malin plaisir à s'acharner sur nous; certains sont
peut-être découragés, parce que les soucis imposent leur lourd fardeau
et ébranlent l'espérance; d'autres encore se sentent satisfaits
d'eux-mêmes, car leur existence leur paraît aller vers la réussite souhaitée;
certains se sentent comme ligotés car ils
hésitent à prendre les décisions qui les entraîneraient jusqu'au bout d'eux-mêmes;
d'autres enfin se sentent comme englués dans la routine ou la tradition,
qui les empêchent de donner le meilleur d'eux-mêmes. Beaucoup se fatiguent dans la
recherche de solutions compliquées, qui leur prennent toute leur énergie, alors que
parfois le bon sens ou l'intuition créatrice de l'enfant suffirait à inventer des
solutions: |

|
Il est bon, avant de se mettre en route, d'aménager des moments et de lieux de silence,
pour choisir les paroles qui inventent l'avenir, pour adopter les gestes qui mettent
debout, dans le cheminement de l'être, et non plus de l'avoir ou du paraître, avec le
risque de... disparaître! Instaurer des pauses, pour mieux chanter les mots qui disent la
mélodie de l'amour (en couple, en famille, en groupe), et pour briser les verrous de fer
de la peur qui nous emprisonne encore, afin de devenir compagnons de route et de partager
l'amour qui libère.
2. Comme les battements de mon cur
Il ne s'agit pas d'aménager un silence absolu, qui me détruirait, comme le vide du
mutisme, mais de mettre en place le silence riche, tissé dans l'alternance entre le son
(le moment de parler, de donner) et l'écoute (moment pour recevoir, pour accueillir). Un
peu comme les battements alternés de mon cur: il bat au rythme de la vie, dans le
mouvement où il se détend, poussant le sang, et celui où il se contracte, se repose,
pour recevoir... Temps d'intériorisation et d'extériorisation!
Faire silence dans le désert intérieur où Dieu me donne rendez-vous avec mon être
profond. Vivre les mille facettes du silence qui construit et qui m'habite: silence
de la patience, qui sait qu'il y a un temps pour parler et un temps pour se
taire; silence de la prudence, qui pèse ses mots et ne juge pas trop
hâtivement; silence de la compassion, qui témoigne plus par les actes
que par les mots, d'une sincère affection envers celui qui est blessé dans sa chair ou
dans son âme; silence de l'humilité, qui reconnaît ses limites et qui
accepte de s'ouvrir à une autre lumière.
Refuser en même temps les silences destructeurs, qui font planer leur ombre glacée sur
nous: refuser le silence de la rancune, qui rumine ses blessures et qui
ne veut pas renouer le dialogue avec l'autre, que je considère indigne de mon intérêt
ou trop méchant pour que j'échange avec lui; refuser le silence de la lâcheté,
qui a peur de s'engager plus loin et qui refuse d'aider, par crainte d'être déçu ou
trompé; refuser le silence de la trahison, qui se dérobe au témoignage
attendu et qui préfère vendre son frère pour quelques dollars de plus; refuser le silence
du mépris, celui d'un Jonas qui ne peut se réjouir que de la destruction d'une
ville, mais qui en même temps se lamente après la disparition de son arbrisseau
personnel, à l'abri duquel il se croyait à l'abri!
Découvrir dans le silence Dieu qui parle, qui murmure, qui
jamais ne reste muet. Continuer à marcher avec Lui, même si j'ai parfois l'impression
qu'Il ne me parle plus. Comprendre qu'il y a plusieurs saisons: celle destinée aux
labours, et celle favorable au semailles. Entre les deux, vivre le temps du silence, de
gestation, de maturation: celui de l'homme nouveau en marche vers la terre nouvelle.
Silence du vieil homme qui meurt et du Fils de Dieu qui renaît. Silence du grain qui
germe et mûrit, qui a besoin de mourir avant de renaître et de porter son fruit, au
milieu de son champ: |

|
Silence entre deux notes de la partition, pour entendre mieux résonner la note
précédante, et pour se préparer à celle qui va suivre. Silence de la parole non-dite,
mais qui pousse à la réflexion, à la rencontre en profondeur. Silence du Père qui
s'efface, sans jamais être très loin, qui laisse la place pour sa fils, pour son fils,
afin que l'enfant puisse apprendre à marcher, à grandir sur le chemin de la vie. Silence
du Père qui s'offre, qui a tout dit quand Il est s'est tu pour mourir sur la croix, et
quand il fait retentir son murmure: "C'est pour toi que je l'ai fait".
3. Jésus et le silence
Il y a donc un temps pour parler, mais aussi un temps pour se taire. Il y a un temps pour
se reposer, et un temps pour continuer sur le chemin, même quand j'ai l'impression que
Dieu ne me parle plus.
Jésus aussi à intégrer les temps de silence dans son parcours, ressentant le besoin
d'un lieu favorable et d'un moment privilégié pour prier, pour se ressourcer loin du
bruit et de l'agitation des intrigues humaines (Marc 1:35); pour entretenir le dialogue
filial avec Celui qui l'avait envoyé; pour se donner les moyens de la réflexion et de la
méditation avant une décision importante: "...puis il s'en alla dans la
montagne pour prier Dieu. Puis, le jour venu, il appela ses disciples et en choisit
douze" (Luc 6:12-13).
Il savait se retirer dans le désert, prendre de la hauteur et du recul, quand la foule
bête et versatile voulait en faire un roi, juste avant de le chasser (Jean 6:15). Il
manifesta aussi la capacité de "réduire au silence" les sadducéens
et les pharisiens, pour leur montrer que la vraie religion était celle du partage de
l'amour, pas celle de la spéculation intellectuelle vaine et stérile (Matthieu 22:34
ss). Il était animé de cette force paisible mais puissante qui savait apaiser la
tempête, toutes nos tempêtes, et qui commandait même aux vents et à la mer (Matthieu
8:26). Il manifesta un silence éloquent durant le procès, devant le Grand-Prêtre (Marc
14:61), devant Hérode (Luc 23:9), et devant Pilate (Marc 15:5). Son silence n'était pas
celui de lâcheté ou de du mépris, mais invitation à la réflexion, appel à la
réconciliation, opportunité pour se dépouiller de la dose de haine et d'amertume qui
mène tôt ou tard à la destruction et à la séparation.
Ce silence est parfois le lieu d'un combat douloureux, contre les obstacles du dedans et
du dehors, contre le mal, contre la souffrance et la peine. Ce combat est illustré par
l'agonie de Jésus en Gethsemané, lors de la lutte avec l'effrayante solitude de l'homme
abandonné par les siens, et qui le pousse à s'écrier: "Pourquoi dormez-vous?"
(Luc 22:46). Isolement extrême sur le croix: "Eli, Eli, lama sabachtani... Mon Dieu,
mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné?" (Matthieu 27,46). Sentiment du silence de
Dieu, ou pire, d'un éventuel mutisme de sa part, comme s'il n'avait plus rien à dire! En
réalité, attitude d'un Fils soumis, pas résigné, mais qui souffre atrocement; attitude
du Père plein d'amour et de compassion, qui s'efface, sans jamais être très loin; et
qui, quand il se tait pour mourir, a tout dit. Il nous précède sur le chemin de la vie,
de la résurrection après la mort; où l'espoir refleurit toujours après la douleur.
L'espérance est tenace, même si elle est pascale, même si elle implique le passage
obligé par la souffrance. Silence, suspension de la note dans la grande symphonie d'amour
qui retentit à travers les siècles, m'invitant à percevoir la note qui a précédé, et
à accueillir celle qui va suivre, au moment où retentit l'hymne qui transforme le
silence en mélodie, qui métamorphose la proximité en intimité avec Lui, et qui fait de
mon quotidien un lendemain qui chante!
4. Histoires:
1) Silence, on meurt: un voyageur était tombé dans
un trou profond, d'où il n'arrivait plus à sortir. Plusieurs personnes passaient juste
à côté de lui, et lui dirent:
Le philosophe: "Il était logique que quelqu'un tombe dans ce trou.
Depuis le temps que j'y pensais", et il continua son chemin.
L'esthète: "Je pourrais vous donner quelques bonnes idées pour
décorer ce trou", et ne s'attarda pas davantage.
Le critique: "Toujours les mêmes qui tombent dans les trous".
Il ne songeait pas à aider l'autre à en sortir.
Le psychologue: "Parles-moi de vos rêves et de votre petite
enfance, et je vous aiderai à mesurer votre trou, la profondeur de la vacuité dans
laquelle vous vous retrouvez", et il poursuivit sa route.
Le curieux: "Dites-moi, comment avez-vous fait pour tomber dans ce
trou?", et il n'attendit même pas la réponse.
Le perfectionniste: "Je pense que vous avez mérité d'être tombé
dans ce trou. Restez-y, chacun à sa vrai place".
Le calculateur: "Est-ce que vous payez des impôts sur ce
trou?"
Le dépressif: "Ne vous plaignez pas, vous devriez voir mon
trou", et il resta sourd aux appels au secours du voyageur sinistré.
Le spécialiste en méditation: "Relaxez-vous, détendez-vous, et
arrêtez de penser à ce trou". Il lui fallait plus pour le faire descendre de son
nuage.
L'optimiste: "Courage, ça pourrait être pire!".
Le pessimiste: "Si vous pensez que ça va aller mieux, vous vous
trompez!". Ces deux dernières interventions mirent un comble à l'abattement du
voyageur.
La personne au fond de son trou: "Silence, laissez-moi au moins
mourir en paix!" Jésus: "restant silencieux, voyant la
détresse de l'homme, il lui prit la main, et le tira de son trou de malheur.
2) Découvrir la vie dans le silence du désert: un
homme marchait avec son enfant dans le désert: endroit perdu, solitaire, inhospitalier,
car trop chaud le jour et glacé la nuit. Comment peut-on se promener dans un lieu aussi
hostile?
Il est vrai qu'on ne choisit pas toujours le chemin que l'on doit suivre.
"Papa, quand est-ce qu'on arrive? Il y a du sable partout, mais ce n'est pas celui
d'une plage qui conduit à l'océan"
"Regarde, mon enfant, ne vois-tu pas toutes ces dunes? On dirait justement les vagues
de l'océan, avec le vent qui joue à saute-mouton..."
Le garçon ne comprenait pas les paroles du papa, il avait trop soif et il était trop
fatigué. Ils rencontrèrent un homme, un roi qui habitait dans son palais dans un oasis
plein de fraîcheur. Il avait tout ce qu'il fallait pour être heureux: un palais luxueux,
des esclaves, des femmes, de l'argent, mais il n'était pas content de son sort.
Une question le tourmentait: "Comment faire pour être pleinement heureux dans le
désert de la vie?" Un sage du roi accepta de se répondre: "Il faut revêtir la
chemise de quelqu'un qui est heureux, et vous le deviendrez!"
Le papa connaissait un autre homme, quelqu'un de très bizarre, qui était un peu fou: il
habitait seul dans une grotte et on disait de lui qu'il avait trouvé le bonheur.
Pourtant, chez lui, pas de signes de richesses ,pas de palais, pas de Mercedes; pas de
distractions. Il se nourrissait de trois fois rien. Ils allèrent donc le voir:
"Bonjour l'ami, es-tu heureux?" "Moi? Parfaitement heureux!".
"Alors, donne-nous ta chemise, pour l'offrir au roi!".
Un instant, l'homme de la grotte regarda le papa, le fixant de son regard transparent et
profond. Puis il dit, avec un geste simple: "C'est très volontiers que je te
donnerais ma chemise. Mais depuis longtemps je n'en ai plus, je l'ai donnée à quelqu'un
qui en avait plus besoin que moi!"
Le papa ne dit rien. Il avait compris. Il partit avec son enfant, et lui murmura à
l'oreille: "C'est cela le bonheur, ne plus être encombré par la chemise car tu as
pu la donner à quelqu'un. La traversée du désert peut être une chance à saisir, car
dans le dépouillement on ne triche plus, c'est le lieu des questions vitales, et des
rencontres possibles, au sein du silence qui parle. Dans le désert, tu peux trouver des
vautours, qui se nourrissent des cadavres, comme ces gens qui dépouillent les autres, et
qui ne vivent que de calomnies, de médisance, de paroles de mort. Tu peux aussi y
rencontrer l'oiseau-mouche, tout petit et discret, mais pour cela il faut tendre l'oreille
et ouvrir les yeux. Il est un oiseau libre, pas encombré, qui vole de fleur en fleur, y
picorant quelques gouttes de rosée pour apaiser sa faim et sa soif, tout en fécondant
d'autres fleurs"
Oui, c'est vrai: je ne choisis pas toujours le chemin sur lequel je marche, ni l'endroit
qu'il va traverser, mais je peux choisir le regard que je jette et quel oiseau je
préfère: vautour ou oiseau-mouche? La mort ou la vie? J'ai une bouche pour parler, mais
deux oreilles pour écouter et pour entendre. Deux oreilles pour entendre la musique de la
vie, celle qui coule au sein même du désert, au cur de l'endroit où je peux...
laisser ma chemise à celui qui en a besoin!
Jean-Michel MARTIN
|