1. L'éloge de la marche
La marche est une ouverture au monde. Elle rétablit l'homme dans le sentiment heureux de
sa présence au monde. Marcher, c'est vivre plus à l'écoute de son corps, à l'écoute
de la musique de la forêt, à la mélodie du sentier ou de la route, aux mille bruits
(parfois tumultueux et assourdissants) de la ville. Occasion unique d'affûter les sens,
de renouveler la curiosité, de communiquer dans le partage, parfois de communier dans la
souffrance.
Dans nos sociétés occidentales, la marche n'est plus au cur de des modes de
déplacement de la quasi-totalité de nos contemporains, même pour les trajets les plus
élémentaires. Elle triomphe pourtant comme activité de loisir, avec mille ingrédients
: affirmation de soi, quête de tranquillité, de silence, de contact avec la nature ; au
fil des randonnées, des trekkings, des sociétés de marche qui remportent beaucoup de
succès, des pèlerinages comme la route de Compostelle ; au gré de la flânerie, qui
s'oppose aux puissantes contraintes de rendement, d'urgence et autres T.G.V. actuels.
La marcheur quitte le royaume du rendement et de l'efficacité pour le pays enchanté de
la fécondité, riche de temps, qui lui permet de " dépenser des heures " à
visiter un village ou à faire le tour d'un lac, à suivre une rivière ou à gravir une
colline, à traverser un bois, à guetter les animaux ou à faire la sieste à l'ombre
bienfaisante de l'arbre protecteur.
Il parcourt le temps et l'espace, participe de toute sa chair aux pulsations du monde, il
touche les pierres ou la terre de la route, ses mains se portent sur les écorces, il se
trempe dans le étangs ou les lacs, se pénètre des parfums du monde : odeur de terre
mouillée, de tilleul, de chèvrefeuille, de résine ; il entend le cri des oiseaux, le
frémissement du vent, le craquement des pommes de pins au soleil . Il connaît ma
meurtrissure ou la sérénité du chemin
La marche est une initiation à
l'expérience sensorielle totale, la délectation du goût pour qui connaît les fraises
des bois, les framboises sauvages, les myrtilles, les mûres, les noisettes, selon les
saisons.
Le cheminement est facilité pour celui qui sait se débarrasser du superflu en allégeant
ses bagages, qu'il parte seul ou à plusieurs. Il aura rarement l'arrogance de
l'automobiliste ou de celui qui emprunte le train ou l'avion, car il demeure à hauteur
d'homme, en sentant à chacun de ses pas l'aspérité du monde et la nécessité de se
concilier amicalement les passants croisés sur son chemin. Il rencontre des gens, des
lieux, des histoires, des noms qui permettent au lieu traversé d'être un pays bien
arrimé. Il respecte le sentier, le chemin, car c'est une mémoire incisée à même la
terre, une sorte de cicatrice de terre au milieu du monde végétal ou minéral en proie
à l'indifférence du passage des hommes. Le fait de venir d'ailleurs et de seulement
passer délie les langues et ouvre les curs.
Le sol battu des myriades de pas imprimés pour une infime durée est une marque
d'humanité : les pieds foulant le sol n'ont pas l'agressivité du pneu qui écrase tout
ce qui croise son chemin sans état d'âme et imprime dans la terre la blessure de son
passage.
Un chanteur avait raison de dire: " c'est pas l'homme qui prend la mer, c'est la mer
qui prend l'homme ", et nous pourrions ajouter : on ne fait pas un voyage, le voyage
nous fait ou nous défait, la vie nous propose la route, parfois la déroute !
2. La marche du croyant
Le croyant aussi est un être en mouvement, en marche. Parfois il se sent fatigué, parce
que les situations demeurent bloquées, parce qu'il a l'impression que le sort l'a choisi
comme cible pour lui asséner ses coups ; à d'autres moments il se sent ligoté,
hésitant devant les décisions à prendre qui l'entraîneraient jusqu'au bout de
lui-même. Il est parfois comme emprisonné dans ses comportements, qui sont devenus sa
seconde nature, lui donnant l'impression tenace de ne pas donner le meilleur de lui-même
; ou alors il se sent englué, sans trop chercher à se dégager.
Au lendemain de l'épreuve, à l'aube de l'espérance à renaître, il vit l'épreuve
comme un temps de chance, comme le moment propice pour se mettre en marche, pour se lever
de sa fatigue, pour mobiliser la dynamique d'un réveil personnel, d'un épanouissement
pour se relever de sa faiblesse, en vue de vivre la libération des esclavages de la peur.
Temps pour avancer, pour ouvrir les yeux sur la lumière qui vient d'en haut, temps pour
ouvrir son cur à Celui qui donne la vie et un sens à la vie. Moment pour revenir
du pays où la saleté pollue les paroles et recouvre nos meilleures intentions ; pour
revenir du pays où la tendresse s'éteint sous les couches accumulées de la déception
et du ressentiment ; du pays où les engagements s'endorment à cause de l'érosion des
trahisons ; du pays où l'égoïsme ambiant enterre la volonté de soutenir le prochain.
Le croyant suit un chemin en quatre étapes complémentaires :
1) Il passe par un processus
d'apprentissage, comme David l'a vécu et dont il parle au Psaume 139, 1-5, 24 :
"
conduis-moi sur le chemin de toujours
"
2) Pour apprendre à marcher, il est amené
à faire des faux-pas, à suivre des chemins de traverse. Il doit apprendre à en tirer
des leçons, à trouver un sens par l'expérience de ses bobos. Ainsi, le savant Thomas
Edison a appris par ses échecs: avant de découvrir l'ampoule. La 10.000 ème tentative
fut la bonne. Les 9.999 autres tentatives lui apprirent le " comment il ne faut pas
faire ". Sa persévérance lui permit d'aller jusqu'au bout, sans se décourager.
3) Ce n'est que dans le mouvement qu'on
obtient l'équilibre: lever un pied sans bouger nous fait prendre le risque de tomber.
Dans Genèse 12,1: Abraham reçut l'appel: "Va", " Allez, avance, vas-y
". " En route ". Comme il n'était pas un cérébral ni un contemplatif
inactif, il répondit à l'appel, surmontant toute l'inertie ambiante qui aurait pu le
retenir. Il est avant tout un marcheur, un nomade en quête de, en chemin vers, quelles
que soient les entraves. Il avait un enracinement, ne partant pas de nulle part pour aller
nulle part.
Michée 6,8 nous présente la marche à suivre, dans l'engagement concret: "On t'a
fait connaître, oh homme, ce qui est bien... respect du droit, l'amour de la fidélité,
que tu restes humble dans ta marche avec Dieu"
Le croyant se ressource dans la prière, dans l'écoute et l'obéissance.
4) Il vaut mieux faire un pas à la fois, un
après l'autre. C'est beaucoup, et peu. Parfois on voudrait que cela se termine. Parfois
on s'enferme dans sa bulle: on ne bouge pas, comme Jonas à Ninive, qui quand il a
marché, n'a fait que le strict minimum (un jour de marche, pas les trois requis pour
informer toute la ville)
Dieu indique à son enfant la voie à suivre : Psaume 143: 6-10: "...Fais moi
connaître quel chemin je dois suivre... "
Il le conduit dans le chemin, le récupère dans ses chemins de travers. Il a un chemin
uni: erad (uni, pas craquelé). Il unit, rapproche, ne cherchant pas à séparer.
Il en résulte une triple attitude :
1) Celle de l'enfant confiant, comme la
première fois qu'il va vers son père, sa mère. Il lui permet de rebondir, de repartir ;
2) Celle du pèlerin qui continue à marcher
avec persévérance et courage, dans l'obéissance libre et joyeuse. Attitude qui ouvre
des mers, renverse des murs et qui réconcilie des causes perdues ;
3) Celle de l'humble, qui accepte de marcher
pas à pas, au quotidien, dans l'intégration des trois dimensions du temps :
* du passé : dont il tire des leçons, dont il défait les nuds
et dont il intègre les souvenirs, même les plus douloureux, en sachant que l'amnésie
est une maladie qui fait courir le risque de se perdre sur la carte des souvenirs ; le
choix du présent, et la construction de l'avenir.
* du présent : où il fait des choix informés et lucides, en prenant des
décisions libres, en s'engageant dans des actions après réflexion ; communiquant dans
le partage, et communiant dans la souffrance ;
* de l'avenir : en construisant un futur réalisable, en conformités avec ses
moyens.
Dieu aide son enfant à choisir les paroles qui inventent l'avenir, les gestes qui mettent
debout, dans le cheminement de l'être, du mieux-être, et non plus de l'avoir ou du
paraître, avec la tentation de disparaître. Il lui apprend à chanter les mots qui
disent la mélodie de l'amour, en couple, en famille, en groupe, à la veillée ; il aide
à briser les verrous de fer pour devenir compagnons de route.
Je ne marche pas vers Dieu, mais avec Dieu. Il ne m'attend pas à l'arrivée, à la fin de
ma vie terrestre, mais Il chemine déjà à mes côtés. Sa parole ne me dit pas comment
Il va, mais comment on va à Lui. C'est une nuance, mais elle est de taille. Le chemin est
parfois rocailleux, parfois plus facile, avec des virages, des détours, des lignes
droites, des carrefours, qui m'obligent à des choix, parfois à des renoncements.
Certaines amitiés se font, d'autres se défont, des gens sont rencontrés, d'autres sont
quittés ; des questions surgissent, parfois des réponses ; certaines prières sont
exaucées, d'autres non : tout cela défile, tel un paysage nouveau ou familier.
Je dois marcher, mais comment ? Au pas de course ? Au pas de charge ? Trottiner ? Cheminer
paisiblement ? Prendre des chemins de traverse ? Emprunter des raccourcis ? Marcher sur
ses traces ? Ne plus le lâcher d'une semelle ? Suis-je engagé dans une promenade, une
excursion, un combat ou une course ? Est-il légitime que je sois habité par la peur,
alors qu'Il a promis : " Je suis avec vous tous les jours, jusqu'à la fin "
(Matthieu 28,20) ?
Avec Lui, j'ai appris que la fleur se fanait, que les choses passaient, que je
vieillissais, mais que je ne vivais pas des moments éparpillés. Sa présence m'indique
une direction, me donne un sens, elle fait naître une espérance à travers mes
expériences, à travers les événements et les aventures. Je me sens appelé à
m'engager, pour bâtir une humanité plus fraternelle, plus juste, partout où c'est
possible.
Je suis un peu comme le voyageur du désert, qui avance de campement en campement : je
dois lutter contre la tentation de m'installer définitivement, contre l'inertie
générale, qui voudrait réduire la terre promise à des besoins immédiats se mesurant
en terres, en argent, en avoir ou en prestige social. Ma vocation de chrétien engagé
donne au parcours deux directions complémentaires : celle de l'adoration du Père
céleste, par la prière, le culte, la méditation, la communion, et celle du service en
faveur du prochain. En cela, je reste lucide sur les misères de l'homme, mais je ne
désespère jamais totalement parce que je crois qu'il est plus grand que le mal qui le
défigure et le mutile, parce que je sais qu'il est habité par quelqu'un qui ne
désespère jamais de lui (ni de moi).
Dieu fait de chacun d'entre nous un nomade de l'espérance comme notre père spirituel,
Abraham, qui s'est mis en marche vers un " ailleurs " qu'il ne connaissait pas
encore très bien, mais vers lequel il s'est engagé par la foi. Et cette espérance qui
l'animait a rebondi, car elle est devenue celle de tout un peuple, dont le moteur était
l'amour, cet amour d'origine divine et qui élargit l'horizon de l'espérance. Bien ^sur,
il y a encore des nuages qui s'amoncellent en cours de cheminement, bien des zones d'ombre
ou de semi-clarté subsistent, mais le pèlerin ne dit pas : " Dieu, j'arrête car je
ne peux plus te faire confiance ". Il continue sa marche, car il n'est pas figé dans
un passé amputé de tout avenir. La confiance en Dieu le fait grandir, lui permet de
passer sur bien des déceptions. Il a appris à s'appuyer sur Lui, sur Sa parole ; à
avancer en regardant plus loin, en devinant au-delà de la ligne visible de l'horizon, pas
à pas, après chaque détour, main dans la main, avec Celui qui est " le chemin la
vérité et la vie " .
Même dans la chaleur du désert on peut trouver la fraîcheur, au petit matin : " Je
serai pour Israël comme une rosée, il fleurira comme le lys " (Osé 14,6). Je peux
accueillir cette rosée, car elle est une leçon vivante et poétique : douée d'une
grande persévérance, chaque matin, inlassablement, elle se dépose sur les fleurs et les
feuilles, se glisse et les fertilise jusqu'aux racines.
Ami pèlerin, bonne route avec Lui, hâte-toi, il y a encore tant de chemin à faire !
Jean-Michel MARTIN
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